Suzanne Valadon
- Nadine Eid
- 20 janv.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 janv.
The exhibition
Centre Pompidou
Place Georges Pompidou
Paris 75004
Tous les jours du 15 janvier 2025 au 26 mai 2025
de 11h à 21h, le jeudi de 11h à 23h, fermeture le 1er mai.
"Il faut avoir le courage de regarder le modèle en face si l'on veut atteindre l'âme. Ne m'amenez jamais une femme qui cherche l'aimable ou le joli - je la décevrai tout de suite."
Suzanne Valadon (1865-1938)
Alors qu’il se trouvait au Palais de Tokyo, le Musée d’art moderne en 1967 avait consacré une monographie à l’artiste peintre Suzanne Valadon. Sis depuis 1977 au Centre Pompidou, il célèbre à nouveau Suzanne Valadon et sa peinture, la femme audacieuse au talent surprenant et ses oeuvres.
A 14 ans, blessée et contrainte de cesser ses activités d’acrobate circassienne, elle devint modèle pour de grands peintres de Montmartre tels Puvis de Chavannes, Auguste Renoir, Toulouse Lautrec…Elle fut l’amante de certains et eut, à 18 ans, de père inconnu Maurice Utrillo qui fut reconnu par Miquel Utrillo. Qu’elle fut modèle ne la prédisposait pas à la création d’une production picturale de telle envergure. Fort heureusement, le sculpteur Paul Albert Bartholomé crut en son talent et la présenta à Degas. Vivement impressionné par son génie, ce dernier la consacra par cette simple phrase sans appel : " vous êtes des nôtres" et fut son premier acheteur.
Il faut imaginer la modernité de la femme qu’est Suzanne Valadon alors pour oser s’affranchir, quitter la pose de modèle et s’emparer des pinceaux. Libre mais vivant au sein d’une société dans laquelle la femme est obéissante et assujettie à la tradition qui voue obédience et foi à la masculinité, elle accepte pour Maurice la reconnaissance paternelle de Miquel Utrillo. Les peintres montmartrois, la vie de la Butte, la liberté d’être qui néanmoins affleure chez la plupart des artistes et sa détermination la rivent devant la toile et son mariage avec le banquier Paul Mousis lui permet de se consacrer totalement à la peinture. Son fils Maurice Utrillo, élevé par sa grand mère est déjà alcoolique à 13 ans. Il connut la reconnaissance de son talent avant qu’elle même ne puisse jouir de la sienne.
Ce qui immédiatement surgit de ses tableaux c’est la puissance du sujet. Qu’il s’agisse des nus ou des portraits de famille, le sujet nous rencontre. De lui émerge l’élan vital, son énergie que le peintre a saisi et restitué. L’observation du modèle par l’ex-modèle semble être semblable à la vision d’un photographe qui sait la fugacité du sujet à capter sans craindre néanmoins car, comme par les pulsations du coeur, le sujet par sa respiration modifie son expressivité. Ce qui prédomine, c’est le modèle, non ce que le peintre voit du modèle. Il y a comme un bras de force qui s’est inversé. Le modèle prime, ses formes, les gestes figés, ébauchés ou en instance de l’être viennent vers notre regard.
Elle passe outre la morale pudibonde et ose peindre dans ses nus, les poils des pubis féminins jusqu’ici peints glabres ou cachés. La feuille de vigne est encore de rigueur pour le sexe masculin néanmoins sans quoi son Adam et Eve - dont son corps et celui d’André Utter servent de modèles - n’auraient pu être exposés.
La peinture de Suzanne Valadon est profondément novatrice notamment dans ses nus. Pour la première fois, le corps féminin est présenté dans sa réalité, sans nul soucis d’idéaliser ou de présenter un corps désirable, vu et compris comme l’objet d’un désir possible. Le corps féminin est saisi par Suzanne Valadon comme le corps d’un sujet, de l’être qui l’occupe et ainsi l’exprime. Le nu peint n’est pas l’oeuvre d’un regard de peintre homme, voyeur, apte à susciter ou à inviter au déploiement du désir qui fatalement objectivise le sujet.
Pour la première fois, le modèle est le sujet réel et apparent, en cela elle propose une vision moderne très audacieuse. Le peintre est au service de, avec son talent, mais ce dernier n’est pas au centre de l’oeuvre. Le peintre qu’elle est devenu rend au modèle sa place centrale prépondérante. L’art du peintre est tout entier tourné vers la restitution de cette vérité. Le sujet est saisi dans sa vraisemblance et offert comme tel. Ce que notre regard perçoit avec notre sensibilité n’a pas de connexion avec cette existence pure du sujet modèle qui s’impose.
Hors le sujet, c’est la grande énigme, comme un pied de nez à tous ses pairs. Quelques mises en abyme dans ses toiles, certaines toiles, finalement toutes ou presque tant il est impossible de ne pas s’éloigner du sujet. Le nu est révélateur du décor qui lui semble l’objet de la toile. Dans la plupart des toiles de nus, il est impossible de distinguer où est l’écrin tant il rivalise avec le joyau. Proches à l’accrochage Nu au canapé rouge et Catherine nue allongée sur une peau de panthère hypnotisent notre regard et hors les corps dessinés et contournés du caractéristique trait noir, au delà du sujet, l’objet magnifié, prend et fait sens. Il est étonnant de remarquer comment la sensualité provient du décor, des motifs et des imprimés des tissus damassés, à tel point que ce décor est en lui-même un autre tableau. La Chambre bleue illustre elle aussi l’étrangeté d’une dualité non résolue entre le modèle et ce qui l’entoure. L’odalisque comme chez Matisse semble presque un prétexte pour peindre canapés et tentures, paravents et matières de velours, intérieurs suaves.
Celle qui ne fut ni vraiment modèle, ni totalement muse, ni mère à temps plein, fut extraordinairement solitaire dans sa peinture, pleinement libre et révolutionnaire, en marge des courants avant-gardistes du cubisme et de l’art abstrait qui pourtant lui étaient contemporains. Malgré sa totale liberté, peintre inclassable, elle aura néanmoins défendu la peinture réaliste.
La monographie n’aurait pas été complète sans la présence de quelques tableaux d’artistes femmes contemporaines aux préoccupations similaires à celles de Suzanne Valadon et assortie de quelques tableaux de grands maîtres dont elle fut le modèle.
Tant pour le talent extraordinaire de l’artiste que pour la qualité de cette monographie à l’accrochage judicieux, il convient d’être au rendez-vous de la dernière exposition du Centre Pompidou avant sa clôture pour cinq longues années de réfection.
A ne surtout pas manquer !
Nadine Eid
Exhibition
Suzanne Valadon
Centre Pompidou Paris
Conçue et présentée par le Centre Pompidou-Metz du 15 avril au 11 septembre 2023 l’exposition Un monde à soi a été reprise et adaptée par le Musée d'arts de Nantes, du 27 octobre 2023 au 11 février 2024, puis au Museu Nacional d’Art de Catalunya en 2023 et 2024.
Commissariat
Nathalie Ernoult, attachée de conservation au musée d’art moderne
Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou
Xavier Rey, directeur du Musée national d’art moderne
Maximilien Theinhardt, chargé de recherches
Anna de Cassin, Olga Eda-Guichard et Apolline Michel Garcia, chargées de production
Isabelle Raymondo, architecte-scénographe
Comments