Les Volets clos
Théâtre de l’Oulle
19 Place Crillon Avignon
14 Février 2025 à 19h30
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Choisir la date de la Saint-Valentin pour présenter cette pièce n’est pas anodin : alors que l’amour se célèbre dans sa version la plus idéalisée, Les Volets Clos rappelle une autre facette des relations humaines, plus marchande, plus clandestine. Un contraste qui accentue la pertinence du propos. Manuel Pratt n’épargne personne, et surtout pas les hommes. La prostitution y est disséquée avec une précision clinique, abordée comme un documentaire sans filtre. Son jeu oscille entre gravité et légèreté, une performance théâtrale nourrie d’une documentation impitoyable et d’une observation acérée. Ici, les illusions s’écrasent contre la réalité sordide d’un monde où l’on vend la chair et où l’on achète des corps comme on fait son marché. Pratt ne joue pas : il incarne, il transforme, il nous prend à la gorge.
Tout commence avec une jeune provinciale fraîchement débarquée de Bretagne, tombée dans les rets d’une maison de tolérance, tolérée par l’État bien entendu, tant que l’argent circule... Mais ici, la tendresse n’existe que sur les billets qu’on glisse sous la caisse de Madame. Une Madame grotesque que Pratt croque avec une précision jubilatoire : une gargotière de la luxure, dont la seule morale se chiffre en euros. Elle ne fait pas que compter l’argent, elle compte, elle règne, elle exploite, et surtout, elle expulse, car ces filles, ces précieuses denrées ne sont respectables que tant qu’elles sont vendables. Le jour où le corps s’abîme, où la jeunesse se fane, la porte se referme sans un regard.
Et puis il y a Monsieur Paul. Ah, Monsieur Paul ! Bourreau ordinaire d’un système où l’homme est roi et la femme est viande. Un homme brutal, traversé par la violence des désirs masculins, un monstre sans fard, animé par cette mécanique implacable de la domination et du mépris. Il devient le client, le maquereau, le cogneur, l’ogre sans remords, qui entre, qui prend et qui jette. L’homme dans toute sa splendeur… et sa misère.
Les dialogues fusent, cinglants, ironiques, cruels. Les piques contre l’État, ce complice silencieux... On tolère, on ferme les yeux, on encaisse au propre comme au figuré. Derrière la façade respectable, les rouages du commerce charnel grincent et broient, et Pratt les fait hurler sur scène.
Mais au-delà de la violence du propos, c’est la performance de Manuel Pratt lui-même. Il est partout, il est tout : Madame, Monsieur Paul, les filles, les clients...Il passe d’un rôle à l’autre avec une belle aisance , multipliant les visages offrant une galerie de monstres et de victimes, sans tomber dans le pathos facile. Il frappe, mais jamais gratuitement. Chaque mot, chaque geste, chaque silence est une claque bien sentie.Il passe d’un personnage à l’autre avec une aisance déconcertante, changeant de posture, de voix, d’attitude en un battement de cils. Une simple inflexion du corps, un regard appuyé, et nous voilà projetés dans un nouvel échange, une nouvelle confession.
Pratt nous fait aussi rire ! Quand il détaille au millimètre près le fonctionnement de l’endroit, ses lois non écrites, la toilette imposée façon passage à l’auto-laveuse, les nombreux couloirs ,ces chambres prisées par certains messieurs, il transforme tout ça en un véritable sketch. Il ridiculise ces hommes avec des gestes et des mimiques dignes d’un acrobate en pleine performance. Bref, c’est du Pratt, et du grand !
Le choix d’une mise en scène minimaliste sert parfaitement le propos. Pas de décors ostentatoires, pas d’artifices inutiles : une chaise, quelques jeux de lumière et c’est tout. Ce dépouillement renforce la puissance des mots et permet à l’imaginaire du spectateur de reconstruire ces lieux d’ombre et de secrets.
Un tableau sans concession, un regard sans pitié, une performance magistrale.Les Volets Clos, une écriture intelligente et implacable.
À l’issue du spectacle, longuement applaudi par un public conquis, Manuel Pratt a tenu à exprimer sa gratitude. Il a chaleureusement remercié la régie, ainsi que Laurent Rochut, le directeur du théâtre, qui lui a offert l’opportunité de travailler et de répéter librement, avec en prime le luxe du chauffage. Un geste généreux qui a permis de donner vie, ce soir, à cette belle performance.
Manuel terminera par cette jolie phrase : "Je vous rends votre liberté, chers amoureux, pour ceux qui s’éclipseront vers un dîner à deux. Mais souvenez-vous, en ce jour de Saint-Valentin, que l’amour ne se fête pas qu’un soir… Aimez-vous tendrement, passionnément, chaque jour de l’année."
A méditer …
Fanny Inesta
De et par Manuel Pratt
compagnie : Manuel Pratt_ Les amis de Lenny Bruce
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