Cassandra
Théâtre Pixel 18 Rue Guillaume Puy 84000 Avignon
28 mai 2024
Festival OFF du 29 Juin au 21 Juillet 2024 à 12 h 20
(Relâches le 4,10 et 16 juillet)
Photos: Nadine Eid
Ne pas voir, ne pas entendre et ne pas dire…
Cassandre possède un atout, la beauté sublime. Apollon pour s’octroyer ses faveurs lui accorde le don de prédiction. Il s’agit d’un troc malhonnête, d’un échange vicié, d’une tractation commerciale frauduleuse. Comme elle ne respecte pas le contrat, le tout puissant Apollon, invalide ce don et punit habilement celle qui a osé le trahir. Elle conservera ce présent mais il sera inopérant car elle ne sera plus entendue, elle parlera donc en vain.
Quel beau sujet théâtral que celui qui présente l’inopérance de la parole, la non-réception verbale, la surdité de l’auditeur et le malaise du locuteur fatalement paranoïaque !
Manon Balthazard, Théodora puis Cassandra, interprète un rôle protéiforme. Elle débutera chômeuse puis actrice dans le soap opéra Troyscorp- série télévisée médiatique à fort audimat- Présidente de la République pour terminer démissionnaire, revenue à la case départ, en velléité de comme back à sa personnalité tragique de mendiante d’embauche.
Le décor sobre signifie son évolution avec efficacité. Le portant, avec les habits qui
dessinent son corps et créent les rôles successifs à endosser, lui permet d’être vue en permanence. Le justaucorps pudique sert à l’habillage et fait l’économie du paravent.
La transparence des personnages incarnés par Cassandra, affirme la confusion entre l’être et son paraître, la femme et son corps, l’image et la représentation perçues par le public comme l’être, l’existant réel. La mise en scène de Loïc Bartolini permet intelligemment à la comédienne d’exploiter ses rôles en insistant sur le visuel du vêtement, l’apparence. L’écran de télévision qui diffuse outre les extraits de la série télévisée, des informations sur l’élection, surligne la vacuité du rôle social.
Dès le début, les comportements liés aux fonctions se confondent avec la personne. Le premier rôle auquel elle se confronte est celui de la conseillère de Pôle Emploi. Elle est surdéterminée par des stéréotypes qui mettent en furie Théodora. On ne peut que cautionner sa perception ulcérée du conformisme à des typologies sclérosantes.
Jouer ne suffit pas, il faut interpréter. Endosser un rôle c’est comprendre, ressentir avec.
La conseillère de Pôle Emploi et Cassandra de la série TV jouent comme joue aussi la Présidente de la République élue. Mais Cassandra est autre, elle est celle que nous n’entendons pas, celle qui avoue ne rien connaître en politique mais ose affirmer que nous courons au désastre climatique, économique, social et demande le pouvoir assorti à la possibilité de l’appliquer, pas seulement le titre. Elle réalise alors le décalage entre son Être et son jeu.
La chorégraphie de Laura Colin, propose de pures moments de poésie, des ruptures salvatrices dans le road trip effréné et délirant de cette comédienne qui semble en quête de sa véracité alors même qu’elle est piégée par des rôles inconsistants au verbe dénué de sens. Son bras qui monte, inopinément, récupéré par l’autre pour le contraindre à redescendre, montre la force de l’autocensure mais aussi la capacité de son être amputée du possible, privée de la liberté d’exploiter et annonce la vision prophétique. Le beau mouvement du cambré accompagné par la sonorisation et la musique de Damien Dufour, complice de la création lumière de Stéphane Poirrier vêt la comédienne et fait corps avec ses mouvements de danse qui investissent le plateau.
La vraie Cassandra est perceptible alors et, si l’écriture mêle le drôle à l’acerbe, la poésie au verbiage inaudible du petit écran, l’authenticité de ses légitimes désirs délivrée par la danse dénonce, en contrepoint, la fausseté des rôles usurpés. Les mises en abimes en concaténation- la comédienne joue des rôles de rôle-, sont vertigineuses et le public voit s’emboîter des matriochkas qui toutes aliènent la comédienne. Il y a un interessant questionnement sur le rôle du comédien mais aussi sur le rôle du rôle. Cette interrogation sur le rôle au théâtre est mise en parallèle avec celui attribué au chef de l’état, qui serait le démiurge suprême inapte à son propre poste car institué par des ignorants et des sots nourris à la mal-bouffe du petit écran.
Les rôles aisément endossables enfilés dans le chas du portant à vêtements, nous montrent une piètre représentation des distributions. Les costumes de scène soigneusement mis sur cintres ont valeur d’oripeaux. Vains faire-valoir ou faux-semblants de mises, ils n’abusent que les dupes, les spectateurs du petit écran abreuvés au quotidien par d’effarants programmes. Mais, consommés à hautes doses, ils confinent au mieux à l'idiotie au pire à la décadence.
Le dilemme de Cassandra et de son flot de paroles repose sur cette unique contradiction nous savons qu’elle dit vrai mais nous ne voulons pas la croire car elle ne sait que prédire le malheur et le malheur dérange.
Mieux vaut donc ne rien voir, ne rien entendre et surtout ne rien dire.
C’est sans compter sur Cassandra et sa verve charmante, sa vivacité d’esprit, sa présence scénique qui ne pourront que la conforter dans son rôle presqu’abouti et qui le deviendra, à n’en pas douter, si le volume de sa voix à Pôle emploi baisse quelque peu d’ici le Festival.
Hormis ce bémol anodin du volume sonore, elle nous a suspendu à ses paroles ! Prédisons lui pour le OFF l’accueil qu’elle mérite, celui enthousiaste d’une salle comble et comblée.
NadineEid
de Rodolphe Corrion
Adaptation et interprétation Manon Balthazard
mise en scène Loïc Bartolini/ Chorégraphie Laura Colin/Création Sonore Damien Dufour/ Création Lumières Stéphane Poirrier.
Comments